Le processus politico-diplomatique des «garanties de sécurité pour l’Ukraine» touche à sa fin. Pour Karine Bechet-Golovko, l’idée même de ces garanties va à l’encontre de l’intérêt de la Russie, qui devrait sortir du paradigme imposé par les atlantistes, si elle veut mettre un terme à cette guerre cyclique d’épuisement réciproque.
Les spéculations les plus folles circulent autour de la question des garanties de sécurité pour l’Ukraine. Personne n’en connaît le contenu réel, qui devrait bientôt être fixé de part et d’autre, mais chacun sent une possibilité : de remporter une victoire diplomatique décisive nullifiant les difficultés militaires pour les atlantistes ; de tenter de faire reconnaître ce qui a déjà été acquis, certes au prix douloureux du reniement de tout le reste, pour la Russie.
Ainsi, les positions des deux parties au conflit, les atlantistes et la Russie, se présentent sur le fond et dans la forme de manière radicalement différente.
Les globalistes laissent sous-entendre qu’il faudrait faire des concessions territoriales, que ce « grand pays souverain » qu’est l’Ukraine n’entrerait pas dans l’OTAN... mais qu’un équivalent de l’art.5 du Traité de l’OTAN lui serait garanti par les pays de l’Axe atlantiste et qu’une armée puissante est, selon Rubio, la meilleure de ces garanties.
Ils présentent une position très compacte, avec des rôles parfaitement répartis. Les globalistes européens jouent la tête de pont, énoncent le programme maximal, auquel doit réagir la Russie. Ce qui permet de mieux comprendre quelles sont les véritables lignes rouges russes et celles, qui peuvent allègrement être dépassées ou marchandées.
Les globalistes américains reprennent l’adage russe du bon tsar et des méchants boyards. Trump serait le gentil, qui veut la « paix », mais il y a le méchant état profond, avec lequel, Ô grand jamais promis juré craché la main sur le coeur (d’ailleurs il aime bien Poutine), il n’a de lien. Ce qui permet à ses faucons bien disciplinés, comme Rubio et Witkoff, de mettre en place une ligne dure. La seule ligne qui existe en période de guerre, à savoir celle de la capitulation de l’ennemi. En l’occurrence la Russie.
De son côté, la Russie diffuse des éléments de langage parfois assez contradictoires et dont le cadre référentiel reste encore en grande partie sous influence atlantiste. Si la déglobalisation est en cours, à la quatrième année de guerre, elle n’est pas encore acquise.
Pour une raison surprenante, et comme nous le soulevons régulièrement, la Russie accepte de placer sa ligne politico-diplomatique dans le paradigme imposé par les atlantistes.
Ainsi, s’il est évident que le territoire est important, les autorités russes ne cessent de répéter n’avoir aucune vision territoriale en Ukraine et avancer en quelque sorte... presque contre leur gré, sous l’influence de l’action des atlantistes. Je cite Lavrov : « Nous n’avons jamais prétendu qu’on avait besoin juste de nous emparer de territoires. Nous n’avons jamais pris pour cible, en tant que territoires, ni la Crimée, ni le Donbass, ni la Nouvelle Russie. Nous aspirions à protéger les gens, les Russes qui habitaient depuis des siècles ces terres ; qui les ont découvertes et qui ont versé leur sang pour elles en Crimée et dans le Donbass ; qui ont créé des villes : Odessa, Nikolaïev et bien d’autres, ainsi que des ports, des usines et des fabriques. » Ce n’est pas ce genre de déclaration, qui va soulever l’enthousiasme populaire. Mais si cet enthousiasme n’est pas nécessaire ou doit rester contenu, pour une raison ou pour une autre, alors ces déclarations ont toute leur place.
Une terre russe dans un État étranger, l’Ukraine
Il en ressort qu’il s’agit bien d’une terre russe, comme l’avait rappelé le président Poutine devant Loukachenko, mais une terre qui serait légalement et légitimement donc à un État étranger, l’Ukraine, comme découlant de la défaite stratégique de 1991. Une défaite qu’il est encore mentalement difficile à ces élites, qui en sont majoritairement issues, de remettre en cause. Ce qui conduit la politique russe dans une situation de pat : sans pouvoir concevoir la victoire (et s’en donner les moyens), elle ne peut – heureusement – accepter la défaite.
Nous voyons ainsi émerger un discours politico-médiatique, qui bien loin d’être monolithe, comme il le devrait en période de guerre, est hésitant et contradictoire. Ainsi en est-il de la question fondamentale du contrôle du reste du territoire ukrainien en cas de cessez-le-feu. Avant de se reprendre et de refuser catégoriquement la présence de tout contingent militaire étranger, la Russie envisageait initialement la possibilité d’une présence militaire à égalité avec la participation de la France, la Grande-Bretagne, la Chine, l’Inde.
Tout cela donne l’image d’un pays hésitant, manquant de vision stratégique, divisé à l’intérieur de ses élites sur la suite à donner. Ce qui va largement dans l’intérêt des atlantistes, utilisant les « pacifistes », c’est-à-dire les partisans de la « Pax Americana », pour faire pression et construire le Vaux d’Or de la collaboration win-win russo-américaine. À quoi bon le Monde russe, à quoi bon la Russie historique, il n’est plus, elle est tombée en 1991, rien ne sert de la relever, elle peut entrer dans les livres d’histoire... avant d’en être sortie et de disparaître définitivement des esprits, ce qui permettra une « paix globale » pour un Monde global, où chaque identité, histoire, civilisation aura enfin disparu.
L’idée même de « garanties de sécurité » pour « l’Ukraine » est un élément de la politique atlantiste, un non-sens si l’on sort de ce paradigme pour revenir dans celui d’un combat existentiel entre les atlantistes et la Russie.
Comme le dit très justement Sergueï Panteleev : « Car les « garanties de sécurité pour l’Ukraine » sont des garanties de sécurité pour un régime russophobe, dont l’existence n’a de sens que dans le but de porter atteinte à la sécurité de la Russie. »
Nous sommes ainsi passés de la discussion en 2021 des éléments de la sécurité de la Russie, avec la rencontre Biden-Poutine qui n’a évidemment abouti à rien, à la garantie de la sécurité de « l’Ukraine »... contre la Russie... par les atlantistes. À rester dans le paradigme de l’ennemi, le curseur de la normalité se déplace à son avantage.
Pour comprendre le danger – et au minimum l’impasse – de ce processus de « garanties », il faut revenir sur deux éléments : la nature de l’Ukraine et le type de conflit, qui est en cours.
Vouloir octroyer des « garanties » à l’Ukraine signifie reconnaître ce pays comme un État et cela indépendamment de la personnalité formellement à la présidence, aujourd’hui Zelensky demain quelqu’un d’autre.
Quelles que soient in fine ces garanties, si la Russie les accepte, elle « crée » un État ukrainien, dans le sens juridique du terme, qui sera politiquement totalement contrôlé de l’extérieur et dont l’action sera dirigée contre elle. Puisqu’elle ne contrôlera pas politiquement le territoire, qui restera sous la coupe des atlantistes.
De plus, la Russie reconnaîtra ainsi définitivement la défaite de 1991 comme insurmontable, ce qui ne pourra manquer d’avoir des conséquences géopolitiques sérieuses.
Un conflit long, d'usure, cyclique, comme la Guerre de Cent ans
En ce qui concerne ce conflit, nous ne sommes pas, comme nous le répétons souvent, dans le cadre d’une Troisième Guerre mondiale potentielle ou en cours. C’est un conflit de type plus ancien, qui rappelle la Guerre de Cent ans ou la Guerre de Trente ans. Des conflits longs, d’usure, cycliques. Comme l’explique à juste titre Andreï Ilnitsky dans son article « Les technologies innovatrices de la guerre mentale » : « La guerre devient une « nouvelle normalité » et l'état du monde : elle est permanente, multicomposante, répartie et en réseau. (...) Elle n'a pas de début, mais elle connaît des phases d'escalade. Elle n'a pas de fin, mais elle connaît des trêves temporaires. Il s'agit d'une guerre, qui consiste à identifier, cibler et exploiter systématiquement les vulnérabilités de l'ennemi jusqu'à son épuisement complet. (...) L'Occident mène cette guerre comme un conflit global et total pour l'hégémonie mondiale. (...) Il s'agit d'une guerre d'usure pour le reste du monde (non occidental), qui doit tomber « aux pieds de l'hégémon ». D'un point de vue historique, cela rappelle la guerre de Trente Ans du XVIe siècle en Europe. ».
Pour comprendre comment en sortir, il est fondamental de correctement conceptualiser la situation. Or, chaque élément ne prend tout son sens que dans l’ensemble et la connaissance ne peut s’acquérir que dans une perspective historique. Comme le précise parfaitement Gaston Bachelard dans « Essai de la connaissance approchée » (Vrin, 1987, p. 16 et suivantes) : « Cette inflexion du passé de l’esprit sous la sollicitation d’un réel inépuisable constitue l’élément dynamique de la connaissance. (...) Le concept, élément d’une construction, n’a tout son sens que dans une construction ».
Or, ces mécanismes ne sont pas neutres. Notre conceptualisation du monde passe par un processus d’assimilation fonctionnelle, par lequel notre vision du monde actuel s’infléchit légèrement par la vision du passé et « corrige » notre appréhension de la situation. À cela s’ajoute une assimilation intentionnelle, empreinte de volontarisme et qui conceptualise le monde, un peu comme nous voulons qu’il soit.
Si nous transposons cela à la sphère politique, cela signifie que les élites russes actuelles, pour déterminer le bon instrument pouvant conduire à la fin de ce conflit, doivent tout d’abord correctement déterminer, et le conflit en cours, et la finalité qui est visée par l’action politico-militaire en cours. C’est un élément, qui devrait être pris en compte pour déterminer la stratégie à long terme de la Russie dans ce conflit.
Enfin, le contexte de ce conflit a historiquement évolué et toute assimilation automatique n’est pas possible. Nous sommes, il est incontestable et cela doit être intégré, dans une guerre longue, cyclique, où chaque phase diplomatique et militaire fait bifurquer le conflit sur une nouvelle ligne et conduit vers une « certaine » paix, c’est-à-dire vers un certain agencement du monde. Mais à la différence des guerres de Trente ou de Cent ans, qui se déroulaient entre États souverains, nous sommes aujourd’hui confrontés à des acteurs, dont la souveraineté a soit disparu, soit a été fortement fragilisée. Tenir compte de cet élément pour la Russie signifie accentuer les mécanismes de déglobalisation intérieure, afin de renforcer son efficacité diplomatico-militaire en obtenant l’unicité politique indispensable en temps de guerre.
La victoire sera à ce prix et la véritable stabilité stratégique de ce nouveau monde aussi.
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